L'hypocondrie, du normal à l'inquiétant
Publié par hammar le Mai 07 2010 11:53:50
On a souvent ri de cette forme d'anxiété fixée sur le corps et sa santé. Mais en réalité, peu d'entre nous y échappent.

Mieux vaut éviter de demander «comment ça va ?» à certaines personnes. À peine posée la question rituelle, ces angoissés s'engouffrent dans un chapelet de plaintes et de questionnements sur leur état physique, font l'inventaire de leurs bobos quotidiens, vous parlent de l'épidémie de cancer ou du régime auxquels ils s'attellent courageusement… Bref, ils s'inquiètent et vous expriment que l'essentiel de leurs inquiétudes se fixe sur leur état de santé. Sont-ils, comme le Malade imaginaire ou les avatars de Woody Allen mis en scène dans ses propres films, de véritables hypocondriaques ?

Pas forcément. Pour de nombreux psychiatres et analystes, l'hypocondrie, cette forme d'anxiété fixée sur le corps qui a le plus souvent été perçue comme «amusante» et a donné lieu à des tas d'histoires drôles, n'est que dans assez peu de cas repérée comme une pathologie lourde. Elle frappe majoritairement les hommes sans pourtant épargner les femmes. En revanche, les épisodes hypocondriaques peuvent toucher la plupart d'entre nous.

Et plusieurs éléments laissent à penser­ que cette tendance va en augmentant. Avec la masse d'informations médicales circulant dans les médias et notamment sur Internet (76% des Français déclarent se servir de la Toile pour obtenir des informations sur leurs problèmes de santé), la récurrence de séries télévisées comme Dr House ou Urgences, la production éditoriale centrée sur la prévention, la nutrition, le «souci de soi»… nul doute que les préoccupations d'un public de plus en plus vaste se focalisent sur l'état du corps. Pour le psychiatre Robert Neuburger, c'est aussi la «surutilisation du diagnostic» qui génère de l'hypocondrie dans notre société : «Vous allez voir un médecin, lui dites que vous êtes triste et vous ressortez avec l'étiquette déprimé !» Pas de quoi nous rassurer lorsque nous doutons !

Des mots déclencheurs de crise

Mais n'est pas un vrai hypocondriaque qui veut. Dans un livre rare (L'Hypocondriaque, sa vie, son œuvre, paru aux Éditions Payot), Gilles Dupin de Lacoste racontait le quotidien d'un de ces anxieux et les difficultés qu'il avait dû surmonter pour livrer son témoignage écrit : «Quand on parle de l'hypocondrie à des amis, en soirée, et qu'on s'en amuse, cela fait partie d'une mise en scène (…). Mais figer dans l'écrit ces sensations-là, cette anxiété, leur donne une dimension différente. Ça les arrête. À partir du moment où le témoignage existe, on se dit obligatoirement qu'il peut arriver quelque chose.» Ayant dépassé cette crainte, Dupin de Lacoste nous montrait comment pense l'hypocondriaque : les endroits où les crises sont plus fréquentes (les files d'attente dans les gares, les aéroports ou les pharmacies), les déclencheurs de crise comme ces mots anodins lâchés dans la conversation et qui soudain brisent une sérénité acquise depuis peu : «scanner», «sale mine», «urgent»… Tout au long du récit, des annotations sonnant comme des préceptes loufoques font entrer dans le système de pensée de ces anxieux : «Le pire, pour un hypocondriaque, ce serait d'avoir un voisin de bureau tout le temps malade.»

Ambivalence par rapport au milieu médical

Pour Robert Neuburger, qui a accompagné l'accouchement de ce récit, le véritable intérêt est de faire comprendre que l'hypocondriaque a besoin de plusieurs facteurs pour «se payer le luxe de l'être». D'abord, le milieu d'origine : le frère de Dupin de Lacoste est médecin. «La plupart des hypocondriaques ont eu accès très tôt, dans la boîte à pharmacie ou la bibliothèque familiale, à des centaines de notices de médicaments, à des dictionnaires médicaux ; ou alors ils ont un grand-oncle chirurgien, etc.»

Ensuite, ils cultivent une grande ambivalence par rapport à ce milieu médical qui, à la fois, les attire et qu'ils veulent mettre en défaut à chaque fois que leurs symptômes restent non identifiés. Être fasciné et en même temps disqualifié, un conflit qui selon Robert Neuburger évoque un rapport très particulier au père. «Dans beaucoup de cas d'hypocondrie, il s'agit d'un père qui, aux yeux de l'extérieur, semble un homme respecté, important, voire créateur, mais dont le fils sait qu'il ne tient pas du tout ses engagements, que c'est une image derrière laquelle se cachent de nombreuses failles et faiblesses.»

Enfin, pour faire un hypocondriaque, il faut l'entourage qui va avec : une épouse toujours à l'écoute, attentionnée. Jusqu'au jour où celle-ci, harassée par l'anxiété permanente qui régit le quotidien du couple, craque et décide de voir un thérapeute : «C'est le seul moment où ces habitués des cabinets de médecin et de somaticien viennent voir des psys !» note Neuburger. Peut-être, enfin, le signe d'un progrès.
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